qu’elle assemble, tresse et dresse, compose un piège où le regard prend conscience de ce qu’est (peut-être) son pouvoir et de ce qu’est (peut-être) son impuissance lorsqu’il fait face à l’indéchiffrable, qu’il doit admettre que ce qu’il rencontre et éprouve impose le silence. Et si elle n’a pas besoin de citer Épictète, c’est parce qu’une affirmation comme celle-ci, essentiel propos de Cézanne, lui importe – c’est une hypothèse –, plus que tout : « La sensation est à la base de tout, je le répéterai sans cesse. » Relisez, s’il vous plaît : « … de tout ». Ce qui implique, parce qu’une œuvre est un partage sinon elle n’est rien, celle qu’il a pu éprouver et celle qu’il se propose de provoquer. De quel ordre est la sensation que provoquent ces surfaces ? La réponse vous appartient. Ce qui ne doit pas vous empêcher de penser à ces mots prononcés par Matisse : « Tout art digne de ce nom est religieux. Soit une création faite de lignes, de couleurs : si cette création n’est pas religieuse, elle n’existe pas. Si cette création n’est pas religieuse, il ne s’agit que d’art documentaire, d’art anecdotique… qui n’est plus de l’art. » Ou encore à ce propos de Mark Rothko : « Les personnes qui pleurent devant mes ta‑ bleaux font la même expérience religieuse que celle que j’ai eu lorsque je les ai peints. » Faut-il vous préciser que cette expérience se passe de textes sacrés comme elle se passe de culte et de liturgie? Comprenez-moi bien. Si j’ai tenu à vous citer ces phrases de Paul Éluard qui m’accompagnent depuis des années, c’est parce que l’œuvre de Olga de Amaral est de celles, rares, qui permettent de ne pas vivre « que comme un mort, comme une pierre ou comme du fumier ». Acceptez que si cette lettre a commencé par une confidence, une autre tienne lieu de conclusion. Vous n’avez pu que le constater comme moi, depuis quelques années les écrans se sont multipliés. Je m’en méfie. Et que m’importe si vous pressentez que cette méfiance introduit un propos ringard, acerbe ou aigri, lequel ne peut être que celui d’un vieux schnock ou schoque ou chnoque, à votre guise. Ecrans… Qu’y puis-je si un mot trimballe avec lui des significations anciennes quand bien même son sens a évolué ? Il se trouve qu’avant d’indiquer, dans le domaine de l’optique, une surface sur laquelle se reproduit une image, ce qu’il ne fait que depuis 1859 me précise un dictionnaire historique de la langue française, ce mot écran a d’abord désigné un panneau qui servait à protéger, à dissimuler, à cacher. L’expression « faire écran », me précise le même dic‑ tionnaire, date elle-même de 1866. Pour « faire écran », un « écran de fumée » a pu – et peut toujours – fort bien faire l’affaire. Comment donc ne pas se méfier de ces écrans? Et comment ne pas se méfier des images qui paraissent sur ces écrans? Comment ne pas redouter que la vigilance, l’acuité et la lucidité que le regard se doit d’exercer en soient atteintes? Le très cynique PDG d’une chaîne de télévision ne s’est pas privé d’affirmer que son boulot consistait à livrer aux annonceurs « du temps de cerveau humain disponible ». « Disponible » est l’adjectif pu‑ dique pour signifier conditionné, engourdi, abruti, stu‑ pide. Comment un regard usé par les images diffusées en rafales pourrait-il encore être capable de la patience qu’exige la peinture? Comment un regard fatigué par ces images qui imposent l’immédiateté pourrait-il être en‑ core capable de prendre son temps pour voir? Je ne peux me satisfaire de la piteuse (et douteuse) consolation qui m’assure que, parmi toutes les images qui passent sur ces écrans, les seules qui vaillent sont celles qui les crèvent. C’est pourquoi, vous le comprendrez, ces surfaces que propose Olga de Amaral me sont essentielles. Elles conduisent à un recueillement, à une méditation néces‑ saires. Elles permettent de prendre rendez-vous avec ce qui est « sensible, réel, utile ». Pascal Bonafoux
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