Cher ***, S i déjà je vous l’ai dit, vous me pardonnerez de le répéter. Parce que ces mots m’accom‑ pagnent depuis des années, parce qu’ils m’auront tenu lieu de repère et que, sans doute, ils auront défini une exigence, ils (me) sont es‑ sentiels. Je garde depuis des années dans mon por‑ tefeuille, pliée en deux, une bande de papier. Elle est devenue en quarante ans une pelure un peu écornée, déchirée, rafistolée avec un bout de papier collant. J’y ai tapé à la machine à écrire ces phrases de Paul Éluard: « Je ne suis pas de ceux qui cherchent à s’égarer, à s’oublier, en aimant rien, en réduisant leurs be‑ soins, leurs goûts, leurs désirs, en conduisant leur vie, c’est‑à‑dire la vie, à la répugnante conclusion de leur mort. Je ne tiens pas à me soumettre le monde par la seule puissance vir‑ tuelle de l’intelligence, je veux que tout me soit sensible, réel, utile, car ce n’est qu’à partir de là que je conçois mon existence. L’homme ne peut être que dans sa propre réalité. Il faut qu’il en ait conscience. Sinon, il n’existe pour les autres que comme un mort, comme une pierre ou comme du fu‑ mier. » C’est par cette proclamation que commence un texte qu’Éluard consacra à la peinture de Picasso. Il est arrivé que je ne la lise plus que de loin en loin. Il est arrivé que je doive la relire souvent. À tous les coups, il me faut y revenir lorsque, après avoir découvert une œuvre, après l’avoir longtemps regardée, surpris, dé‑ concerté, désemparé, que sais-je encore? Inquiet peut- être, certain seulement de n’y comprendre rien, il me faut vérifier que ce que je regarde est « sensible, réel, utile ». Je n’ai pas eu besoin de relire Éluard dans l’ate‑ lier de Olga de Amaral. Parce que ce qu’elle me montrait était évident. Et nécessaire. Les surfaces étendues devant moi étaient ce qu’elles devaient être. Et elles n’étaient rien d’autres que ce qu’elles devaient être. C’était « ça ». Et « ça » ne pou‑ vait être que « ça ». Le mot « surface » auquel j’ai eu recours vous trouble peut-être… Quel autre mot lui pré‑ férer ? Ce ne sont pas des toiles… Pas davantage des tableaux. Et pas plus des tapisseries, mot qui relèguerait cette œuvre dans je ne sais quelle remise ou débarras où elle n’appartiendrait plus, obsolète et ringarde, qu’à la poussière. Acceptez que, faute de mieux, je m’en tienne à ce mot « surface ». Au moins me laisse-t-il ten‑ ter une (imparfaite) description de ce qu’elle est, irrégu‑ lière, inégale et rêche, accidentée comme elle est fluide et ondoyante. Au moins ce mot me permet-il de vous inviter à vérifier que la lumière semble, ici, s’y érafler, s’y écorcher, et là, y éclater, y scintiller… Comme sur aucune autre matière, comme sur aucune autre « sur‑ face ». Qu’y puis-je si ce mot banal est le seul à rendre compte de ce qui est dans cette œuvre de l’ordre de l’incomparable. Ce qu’elle est d’autant plus qu’elle n’a que faire d’aucun manifeste ni d’aucune théorie pour être singulière. Les bateleurs, auteurs de ces théories et manifestes qui n’ont jamais manqué, ce qui ne les a pas empêché de se multiplier depuis quelques décennies, auraient dû lire les Entretiens d’Épictète. Pour être précis le chapitre xxi du Livre III, chapitre intitulé À ceux qui se dirigent facilement vers l’enseignement de la sagesse . Ils y se‑ raient tombé sur cette phrase : « Le charpentier ne vient pas vous dire : “Ecoutez-moi parler de l’art de la char‑ pente”, mais il traite pour la construction d’une maison et il fait voir qu’il possède son métier. » Olga de Amaral n’a jamais parlé de l’art de la charpente à personne. Ce 3 Lettre à *** à propos de Olga de Amaral L’artiste dans son atelier, 2012.

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